De nouvelles peurs anthropocènes apparaissent : quelles-sont-elles ? L'historien Alain Corbin répond ....
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De nouvelles peurs anthropocènes apparaissent : quelles-sont-elles ? L'historien Alain Corbin répond ....
L’historien, invité du Forum philo « Le Monde » Le Mans 2017, codirige le troisième et dernier tome d’« Histoire des émotions ».
LE MONDE DES LIVRES | 02.11.2017 à 06h41 • Mis à jour le 02.11.2017 à 07h49 | Propos recueillis par Antoine Flandrin
L’historien des sensibilités Alain Corbin se penche sur les métamorphoses des peurs depuis le XVIIIe siècle, alors que paraît le troisième tome d’Histoire des émotions, qu’il a codirigé avec Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello.
L’historien Lucien Febvre (1878-1956) disait de la France ancienne : « Peur toujours, peur partout. » Cet adage ne vaut-il pas pour le monde contemporain ?
Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la peur de Dieu était très présente. Les catastrophes – le mot n’était pas encore employé – étaient interprétées comme un châtiment divin ou comme une preuve de miséricorde divine.
Le grand tournant, c’est le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, qui renouvelle la peur. Pour quelques savants, c’est net : il ne s’agit pas d’un châtiment divin, mais d’une catastrophe naturelle. Pour autant, la peur du déluge n’est pas exclue de la société. Un exemple : en 1950, j’ai moi-même entendu un curé de campagne dire à un paysan : « Ne travaillez pas ce dimanche, ou Dieu vous enverra un orage qui gâtera votre moisson ! » C’est ce que j’appelle la « sédimentation des peurs ». Si, au sein des élites intellectuelles, on a cessé d’avoir peur de Dieu, dans certaines sphères, l’apocalypse est encore à la mode.
Les peurs évoluent également en fonction des découvertes de la science…
S’il y a « sédimentation des peurs », il y a également « métamorphose des peurs ». Ces deux notions sont fondamentales. A partir du XVIIIe siècle, l’histoire de la Terre commence à être mieux connue. Les savants perçoivent qu’elle a plusieurs millions d’années, alors qu’un siècle plus tôt, Bossuet pensait qu’elle en avait quelques milliers. Les peurs reculent en fonction des progrès de la connaissance, et de la vulgarisation.
Mais pour comprendre une époque, de quoi elle a peur, il faut s’intéresser aux ignorances. Si les grands voyageurs du XIXe siècle craignaient les pôles, c’est parce qu’ils ignoraient tout des glaciers, de la banquise. Prenez les récits des grandes chasses de la fin du XIXe siècle : le héros affrontait le tigre dans l’« enfer vert ». Maintenant, les fauves sont gentils !
Ce renversement est lié au passage de la Terre à la « planète », perceptible à partir du Spoutnik : la « planète » est sans cesse représentée à la télévision. Il faut désormais la sauver ! Depuis 1945, on assiste à l’apparition de nouvelles peurs anthropocènes : les activités humaines qui ont un impact global significatif sur l’écosystème terrestre inspirent la crainte. A commencer par la bombe atomique.
Le XIXe siècle est marqué par un lent affaissement de la crainte de Dieu. Les peurs contemporaines, comme celle de la bombe nucléaire, justement, ne s’estompent-elles pas plus rapidement ?
Certes, aujourd’hui la bombe nucléaire fait moins peur : on se dit que le danger ne peut être aussi imminent que pendant la guerre froide. Mais avec le jeu auquel joue la Corée du Nord, on aurait de bonnes raisons d’avoir peur !
Mais oui, il me semble que les peurs se renouvellent très rapidement, en particulier avec le développement croissant de l’informatisation, de la robotique et de l’intelligence artificielle. J’ai pris le train hier. A moi qui n’ai ni téléphone portable ni ordinateur, on a donné un billet avec un code à scanner. Comme tout le monde, l’informatisation me fait peur ! J’ai entendu quelqu’un comparer les SMS aux sauterelles d’Egypte. C’est pertinent : vous fermez vos portes, les sauterelles entrent quand même dans votre demeure. Avec l’électronique, c’est pareil. On ne peut s’en protéger.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la peur du terrorisme global, de la crise économique, du réchauffement climatique… Nos esprits sont-ils disposés à faire face à tant de craintes ?
Certes, il y a une augmentation des peurs. Certaines d’entre elles sont ascendantes. Mais je ne dirais pas qu’elles sont plus ou moins intenses que par le passé. Au XVIIIe siècle, les gens étaient terrifiés par les tremblements de terre. Ces peurs anciennes sont fléchissantes : depuis les années 1960, on connaît le lien entre les séismes et la tectonique des plaques. Les peurs varient en fonction des progrès de la connaissance, de la prémonition et de l’espace.
Le troisième tome d’« Histoire des émotions », que vous avez codirigé, porte sur l’époque contemporaine, de la fin du XIXe siècle à nos jours. En quoi cette période est-elle spécifique ?
Jean-Jacques Courtine, qui a spécifiquement dirigé ce tome, justifie bien cette coupure : la fin du XIXe siècle correspond à l’émergence de formes inédites d’observation sur les émotions humaines, qui vont placer celles-ci au centre de la vie individuelle, politique et sociale. Charles Darwin en donne le coup d’envoi avec son Expression des émotions chez l’homme et l’animal (1872). Le XXe siècle sera une période de manipulation émotionnelle inédite. Les paniques boursières, le capitalisme émotionnel, les traumas de guerre, ce que ressentent les bourreaux des camps de concentration, la peur à l’âge de l’anxiété, sont quelques-uns des thèmes les plus neufs que nous traitons dans ce tome.
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