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Avons-nous un "contrat de crainte mutuelle" avec l'Etat ? L'historiien Patrick Boucheron répond.

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Message par Bernard Ven 3 Nov - 12:22

Forum philo. « Peur de quoi ? »

L’historien et professeur au Collège de France Patrick Boucheron prononcera, le 10 novembre, la leçon inaugurale du Forum philo « Le Monde » Le Mans 2017. Extraits.

La maison brûle, je dois m’enfuir, mais je n’ai pas de jambes. Ou bien : elles se dérobent sous mon poids, je suis si lourd soudainement, tiens, c’est drôle, je ne savais pas que je pesais des tonnes. Ou pis encore : je peux courir, j’oublie pourtant de le faire, je sais que je devrais, seulement voilà je pense à autre chose, mille petits agacements me viennent en tête – on est si ­distrait au moment du danger.

Qui n’a jamais fait cet effrayant cauchemar ? On ne redoute rien tant que sa ­propre impuissance. Or nous vivons ­environnés de peurs imaginaires, mais ignorants des périls véritables. Voici pourquoi on lit des contes de fées aux enfants : pour leur apprendre à appeler par leur nom les hantises qui nous guettent, à convoquer les fantômes pour les ­dévisager, c’est-à-dire, ultimement, pour ­tenter de les désarmer. Il nous arrive même, lorsque sonne l’alarme, de descendre dans la rue pour y crier que l’on n’a pas peur – ce n’est pas vrai, évidemment, mais précisément pour cela on le crie, et dans toutes les langues.

L’histoire enseigne moins la ­fatalité que la vigilance, c’est-à-dire la forme politique d’une alerte informée, quelque chose comme une contre-politique de la peur

Alors, à Barcelone, le même slogan, No tinc por (« Je n’ai pas peur »), peut retentir deux fois, la première – on l’a presque déjà oublié – le vendredi 18 août, au lendemain des attentats qui la veille ensanglantèrent les Ramblas et Cambrils, la ­seconde quelques semaines plus tard, durant la campagne pour le référendum du 1er octobre, lorsque les indépendantistes catalans clamaient ainsi leur volonté de ne pas se laisser intimider par ceux qui craignaient, mais sans doute avec quelque raison, que la situation politique ne devienne incontrôlable.

On a toujours raison de se révolter, mais on peut parfois avoir tort de ne pas avoir peur. C’est bien ce que tentait de crier Bertolt Brecht de 1935 à 1938 dans Grand-peur et misère du IIIReich à tous ceux qui avaient le tort de ne pas s’alarmer davantage, car ils ne comprenaient pas qu’il y a une catastrophe qui n’est pas d’irruption soudaine, mais de continuation irrésistible, si évidemment prévisible que plus personne ne songe à la prévenir. Tocqueville nommait « inquiétude » cette paralysie de la volonté démocratique, une peur diffuse et vague, incapable de désigner l’objet du péril. Il suffit de la ressentir pour commencer à obéir à tous ceux qui se targueront de vous faire consentir à un pouvoir injuste : « Désespérant de rester libres, ils adorent déjà au fond de leur cœur le maître qui doit bientôt venir », écrivait-il en 1840 dans De la démocratie en Amérique.

Il n’y a de politique que de la peur

Si plusieurs spectres hantent aujour­d’hui l’Europe, il n’est donc pas inutile de se souvenir que l’histoire est non seulement la science du changement social dont parlait Marc Bloch, mais aussi cette philosophie pratique de l’agir humain qu’espérait Hannah Arendt, permettant de savoir par avance de quoi les hommes sont capables. Elle enseigne moins la ­fatalité que la vigilance, c’est-à-dire la forme politique d’une alerte informée, quelque chose comme une contre-politique de la peur. Car l’on sait bien, depuis Thomas Hobbes, que l’idée qu’il puisse y avoir une administration des effrois collectifs – ayez peur, nous ferons le reste – est presque redondante : il n’y a de politique que de la peur. En effet, si les hommes savent toujours assembler leurs solitudes craintives, ils ne seront jamais ­d’accord pour désigner le danger. Alors délèguent-ils le courage d’avoir peur à celui qui saura, fort du « contrat de crainte mutuelle » qui constitue l’Etat, désigner le danger, et celui-là, ils le nomment ­souverain.

Thomas Hobbes est né, disait-il, « jumeau avec la peur » – parce que sa mère accoucha sous le choc de la nouvelle de la défaite de l’Invincible Armada en 1588. Rédigé en 1651, son Léviathan s’ouvre par un fameux frontispice, qui est comme la façade du livre, placée devant, à la manière d’un avertissement. Pourquoi faut-il rendre visible ? Pourquoi la pensée doit-elle parfois se précipiter dans une ­figure, s’y arrêter en somme, plutôt que de continuer à fluer dans des fictions ? La chose demeure mystérieuse, et qui a eu la chance de la regarder de près, ­d’écarquiller les yeux devant une édition originale, aura ressenti un vertige de l’exactitude, une ivresse de netteté qu’aucune reproduction ne peut donner à voir. Mais la gravure était aussi pensée pour se diffuser, se démultiplier et s’affaiblir en nuées, aujourd’hui numériques. Elle demeure le seuil et l’arcane de nos imaginaires politiques. Et, depuis lors, nombreux sont les penseurs – que l’on songe, récemment, à Horst Bredekamp, Carlo Ginzburg, Giorgio Agamben ou Quentin Skinner – qui l’ont minutieusement ­envisagée.

Le Léviathan, l’Etat, dieu mortel dans lequel, écrit Hobbes, « la souveraineté est une âme artificielle » n’est donc rien d’autre que cela : l’assemblage des peurs qu’il suscite, un objet rempli de nos craintes

Car voyez-la, cette grosse bête. Elle nous regarde la regarder. Elle n’est rien d’autre que son propre triomphe, l’apparition d’une force sans pareille devant laquelle, comme dans le Livre de Job, « la peur danse ». Monstre marin ou géant terrestre, en tout cas le colosse monte la garde. C’est l’Etat, dieu mortel dans lequel, écrit Hobbes, « la souveraineté est une âme artificielle » ; il prophétise l’automatisation des rapports de pouvoir, cette politique des choses qui passe par le gouvernement des nombres. Il nous garde, oui, mais non pas comme le pasteur qui rassemble les forces du troupeau, il nous garde en lui, c’est-à-dire qu’il nous englobe, nous agrège et nous ordonne. D’une multitude éparse il fait un corps, et ce corps est le peuple, mais toujours au bord de se dissoudre, si bien que la constitution du Léviathan est vaporeuse comme le peuple qui manque – on pense à l’analyse que Freud fait de la débandade militaire, dès lors que court le bruit que le général a perdu la tête : « La foule se pulvérise comme un flacon de Bologne dont on a coupé la pointe. »

Cette catastrophe lente à venir

Alors dévisagez-la bien à nouveau, cette baudruche qui se dresse devant vous. Son corps est un précipité d’obéissances, l’agglutinement des regards inquiets qu’on porte sur lui. Il n’est donc rien d’autre que cela : l’assemblage des peurs qu’il suscite, un objet rempli de nos craintes. Il ne se tient debout que parce que ceux qu’il a absorbés demeurent là, effrayés par leur propre imagination. Sauront-ils se réveiller de ce cauchemar, ne pas se laisser dévorer par le monstre, retrouver leurs jambes pour déserter cette catastrophe lente à venir ?

Alors entendront-ils peut-être ce que dit la langue dans ses indécisions. Lorsque l’on parle de la peur du tyran, qui a peur de qui ? Ne finit-il pas toujours par tomber dans le piège de la peur qu’il inspire ? Et inversement, le gouvernement injuste n’est-il pas celui qui se targue de n’avoir peur de rien, celui dont les dirigeants sont sans vergogne – c’est-à-dire, disait Machiavel, privé de la honte que laisse craindre la colère des autres ? L’histoire redevient alors comme Walter Benjamin l’avait rêvée : un avertisseur ­d’incendie


Bernard

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