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Les deux voies de la morale :notre jugement moral est tiraillé entre émotion et raison et toute décision commence par un dilemme

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Les deux voies de la morale :notre jugement moral est tiraillé entre émotion et raison et toute décision commence par un dilemme Empty Les deux voies de la morale :notre jugement moral est tiraillé entre émotion et raison et toute décision commence par un dilemme

Message par Bernard Jeu 7 Sep - 18:29

En matière d’éthique, peu de principes résistent à l’épreuve du réel. S’il en est ainsi, c’est que notre jugement moral n’obéit pas à une logique simple : il est tiraillé entre émotions et raison, et toute décision dans ce domaine commence par un dilemme.
« Dois-je pousser un inconnu du pont si cela sauve cinq personnes ? »
« Tout dépend si tu le pousses à la main ou avec une perche… »
Aussi absurde qu’il puisse paraître, cet échange imaginaire ne fait que mettre en mots ce que notre intuition nous susurre dans certains cas : qu’il est plus grave de pousser quelqu’un à la main qu’avec un bâton. C’est une des bizarreries de la pensée morale que le chercheur de Harvard Joshua Greene, à la fois formé à la philosophie et à la psychologie, décortique avec bonheur dans cet ouvrage passionnant, voguant entre réflexions personnelles et considérations scientifiques.
La morale est peut-être cet ensemble complexe de principes qui permettent à des humains de collaborer au sein de clans, leur fournissant ainsi un avantage sur des groupes moins soudés, où l’égoïsme de chacun l’emporte. On comprend bien à la lecture de l’ouvrage de J. Greene comment une forme d’esprit tourné vers la collaboration a pu être sélectionnée au fil de l’évolution. On comprend aussi que le dévouement au groupe, s’il va trop loin, dessert l’individu. Il nous faut rester cet être hybride, égoïste sociable, avare serviable, surtout intéressé par soi mais pétri du détestable esprit de clocher. L’auteur des Tribus morales montre, à coups d’arguments frappants et d’expériences étonnantes, à quels tiraillements nous amène cette double pulsion : choisir entre soi et le groupe, entre moi et nous, est pour J. Greene une « tragédie morale ».
La morale ne répond donc pas à une logique simple. L’ouvrage est parsemé de dilemmes moraux qui font les délices des philosophes et nous chatouillent le cerveau. Ils nous montrent que toute règle morale universelle à laquelle on peut penser naïvement est bousculée par des cas particuliers. Pire : nous découvrons souvent que ces problèmes moraux font naître des paradoxes à l’intérieur de notre esprit même.
Le cas du dilemme du tramway est assez connu, mais J. Greene le triture savamment et en tire des leçons éclairantes. Le voici dans une version classique :
« Vous vous trouvez sur une passerelle au-dessus d’une ligne de tramway. De là, vous pouvez voir qu’un tramway arrive à grande allure vers un groupe de cinq personnes situées sur la voie. Vous savez sans l’ombre d’un doute que si rien n’est fait, les cinq personnes mourront. Sur la passerelle se trouve aussi un inconnu. Si vous poussez l’inconnu de la passerelle, il mourra écrasé par la machine, mais cela déclenchera des freins puissants et les cinq personnes sur la voie seront sauvées. Votre seule alternative consiste soit à ne rien faire et laisser mourir cinq personnes, soit à pousser l’inconnu qui mourra et à sauver les cinq personnes. »
Que vous ordonne votre sens moral dans un tel cas ? Beaucoup de personnes interrogées commencent par négocier les termes du problème dans l’espoir de ne pas avoir à faire un choix désagréable. Acceptons cependant de nous prêter au jeu : que faut-il faire ? Tuer un innocent ou laisser cinq autres innocents mourir ? À lui seul, ce dilemme met déjà en lumière une première chose : la décision est en général très difficile à prendre, dans un sens ou dans l’autre. Une importante minorité de personnes interrogées accepte de pousser l’innocent de la passerelle. Leur vision de la morale est utilitariste : une personne morte, c’est moins grave que cinq. Néanmoins, et quelle que soit la force de leur conviction, ils préfèrent largement ne jamais avoir à vivre une telle situation. Chez la quasi-totalité d’entre eux, c’est un raisonnement « froid » qui conduit apparemment à la décision, mais cela n’empêche pas l’expression de forts sentiments de rejet de la violence, qui les met terriblement mal à l’aise à l’idée de pousser un inconnu.
Beaucoup d’autres participants à cette expérience répondent qu’il ne faut pas pousser la personne du pont. Chez eux aussi, une tension se fait sentir. Ils tentent de justifier leur décision en invoquant des principes moraux tels que l’interdiction absolue de tuer, sans trop y adhérer eux-mêmes. En effet, si cet interdit est absolu, on devrait pouvoir remplacer l’innocent de la passerelle par une crapule et les cinq personnes sur la voie par une bombe capable de déclencher l’Armageddon. Or, bien souvent, ce cas fera flancher les tenants les plus acharnés de la loi « tu ne tueras point ».
Ce qu’il y a de commun à l’écrasante majorité des réponses, c’est l’expression d’un conflit entre deux principes contradictoires. L’un nous dit de ne pas tuer. L’autre nous dit d’être le plus utile possible, de faire ce qui débouchera sur le moins de morts possible. Cette tension, J. Greene l’explore plus avant avec des outils divers, allant de la psychologie à l’imagerie cérébrale. Les conflits que nous pouvons ressentir dans ce type de dilemmes ne sont pas des hallucinations. Ils existent bien et les neurosciences ont pu les rendre visibles en identifiant deux « voies » de la morale, qui reposent sur des réseaux cérébraux différents. L’une des voies est celle de l’émotion. C’est celle qui nous interdit de tuer, quelles qu’en soient les conséquences. J. Greene l’appelle mode automatique, car elle est rapide, inconsciente et irrépressible comme l’intuition. Nourrie au fil de l’évolution, cette voie automatique débouche le plus souvent sur la bonne décision. Elle a pourtant un terrible défaut : elle est myope, incapable de voir les conséquences lointaines de nos actions. L’autre est la voie consciente, celle qui repose sur la raison et l’esprit critique et que J. Greene nomme le mode manuel.
Dans une série d’études ingénieuses reprises par J. Greene, des chercheurs ont fait varier des éléments particuliers du dilemme du tramway afin de comprendre ce qui fait que, selon le cas, c’est la voie manuelle ou la voie automatique qui au final l’emporte. Dans une de ces variantes par exemple, on modifie un détail dérisoire : au lieu de devoir pousser vous-même l’innocent de la passerelle, vous pouvez le pousser en utilisant une perche. Dans ce cas, beaucoup plus de personnes choisissent de faire mourir l’inconnu. Cette variation dans les réponses n’est pas le fait de la voie manuelle consciente, car on imagine mal qu’un raisonnement détaché des émotions nous conduise à penser qu’il faut tuer l’inconnu du pont uniquement si c’est avec une perche ! Selon J. Greene, c’est la myopie du mode automatique qui fait toute la différence.
Nous disposons donc de deux modes de raisonnement moraux, souvent contradictoires. Cela est vrai parce que nos cerveaux nous permettent de raisonner, mais sont aussi livrés avec un kit moral automatique. Ce mode automatique permet souvent de répondre aux questions des petits groupes, de trancher entre « moi » et « nous ». En revanche, suppose J. Greene dans un développement plus spéculatif, il ne permet pas de traiter l’autre niveau de la tragédie morale, celui qui oppose, « nous, » à « eux » (autrement dit, le rapport entre les cultures). La proposition de J. Greene est de bâtir une « métamorale » (dont on pourra regretter qu’il ne la baptise pas plus simplement « morale ») entièrement manuelle.
Le livre de J. Greene est, chose précieuse et notable, à la fois facile d’accès, rigoureux lorsqu’il parle de science, et stimulant : c’est un livre qui fait réfléchir, qui donne de douces courbatures à la cervelle et muscle l’esprit critique. 

Bernard

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