La démocratie libérale, promise par le philosophe de l'histoire Fukuyama, à long terme, va-t-elle entraîner une révolte nietzchéenne ?
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La démocratie libérale, promise par le philosophe de l'histoire Fukuyama, à long terme, va-t-elle entraîner une révolte nietzchéenne ?
Bonne lecture, Bernard.
La passion de la différence
Cependant, la comparaison avec les années 1930 admet aussi des limites et risque de nous masquer la nouveauté des phénomènes actuels, qu’il convient de replacer dans la perspective de la philosophie de l’Histoire. À cet égard, il est un chapitre tout à fait éclairant dans les dernières pages de La Fin de l’Histoire et le dernier homme, de Francis Fukuyama (Flammarion, 1992). La plupart des lecteurs de cet essai se sont focalisés sur la célèbre thèse de l’intellectuel américain : au lendemain de la chute du mur de Berlin, ce philosophe hégélien affirmait qu’avec l’effondrement du bloc soviétique, il n’y avait plus vraiment d’alternative crédible au modèle de la démocratie libérale, qui allait s’installer inexorablement sur toute la planète, porté par la globalisation économique, déclenchant ici et là des prurits, des sursauts identitaires comme l’islamisme, mais sans adversaire à long terme. Pourtant, ce livre plus profond que ne le laisse accroire cette thèse a un chapitre intriguant, intitulé « Libres et inégaux » : Fukuyama y prophétise que le plus grand danger qui menacera la démocratie libérale dans l’avenir ne viendra pas de Karl Marx mais de Friedrich Nietzsche, pas des idées de gauche mais des idées de droite. En effet, toute tendance fait naître une contre-tendance qui lui correspond, et la tendance de fond de la démocratie libérale, c’est l’isothymia (du grec iso-, « égal », et thumos, « passion »), soit la passion de l’égalité. Façonnant une société toujours plus homogène, la démocratie libérale fond les individus dans la classe moyenne et réduit la politique à une affaire de gestion, sans aventure ni promesse. « Les êtres humains se révolteront à cette pensée, à l’idée d’être les membres indifférenciés d’un État universel et homogène, chacun étant le même que l’autre, quel que soit l’endroit du monde où l’on aille… Ils voudront avoir des idéaux au nom de quoi vivre et mourir. » Ainsi, c’est la tendance opposée à l’isothymia, la mégalothymia, soit la passion inégalitaire de la grandeur, qui risque d’en sortir renforcée. Ce point touche au « politiquement correct » du gouvernement de François Hollande, à sa neutralité gestionnaire, à sa décevante normalité : « Si les passions isothymiques de demain, prévient Fukuyama, essayent de mettre hors la loi les différences entre le laid et le beau, ou de prétendre qu’un cul-de-jatte est spirituellement mais aussi physiquement l’égal d’une personne pourvue de tous ses membres, la thèse se réfutera d’elle-même avec le temps, à l’instar du communisme. » Et c’est ici qu’on touche au cœur de notre problème : les plus virulents adversaires du gouvernement socialiste actuel veulent passionnément, contre les penchants isothymiques de ce dernier, réaffirmer les différences, entre les hommes et les femmes, entre les couples hétérosexuels et homosexuels, entre les laïcs et les musulmans, entre les Français de souche et les immigrés, entre la citoyenneté française et l’identité juive, etc.
«La démocratie libérale fond les individus dans la classe moyenne et réduit la politique à une affaire de gestion, sans aventure ni promesse»
Cependant, le climat de la France actuelle ne s’explique pas entièrement par un sursaut contre l’égalitarisme, et nous devons aussi compter avec un autre phénomène que Fukuyama n’avait pu prévoir : nous sommes aux prises avec une projection historique auto-réalisatrice de vaste ampleur. En effet, la Seconde Guerre mondiale est dans tous les esprits : du succès de romans comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell ou Jan Karski de Yannick Haenel aux records d’audience de programmes de télévision comme Apocalypse ou Un village français, en passant par l’essai de Pierre Bayard Aurais-je été résistant ou bourreau ?, nos contemporains sont incessamment invités à se projeter dans la situation des années 1930 et de l’Occupation, à choisir le rôle qu’ils voudraient y tenir. C’est ici qu’on touche à un aspect proprement postmoderne du problème : nous n’avons pas tant affaire à une aspiration au fascisme, c’est-à-dire au désir d’être gouverné par un chef autoritaire, qu’à un réinvestissement fantasmatique du passé, qui se traduit par des mots et par des actes (par exemple, par des manifestations où l’on scande comme autrefois des slogans antisémites). C’est pourquoi la comparaison entre les années 2010 et les années 1930 n’est pas seulement un diagnostic : elle est en partie la cause de nos maux actuels.
Par ALEXANDRE LACROIX
Bernard- Messages : 153
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